Bienheureuse Marie-Catherine de Saint-Augustin
Née Catherine Simon de Longpré

CATHERINE DE SAINT-AUGUSTIN

IV-6. Le jugement d'un résistant

CHAPITRE VI
Elle voit l'état malheureux d'un pecheur, qui resistoit aux graces de Dieu, & le jugement que fit Iesus-Christ de cet homme.

Plus d'un an avant la mort d'une personne pour qui elle avoit du respect & de la charité, Dieu luy fit connoître le malheureux état où il étoit, & l'abus qui faisoit des graces de JESUS-CHRIST.

J'ay veu ce pauvre homme, dit-elle, sur le bord de plusieurs precipices, prest à tomber dedans; d'autrefois je l'ay veu comme étouffé de vilaines vapeurs noires, comme de la fumée de plusieurs lampes; au milieu il paroissoit quelques fois une petite lueuer, mais elle étoit incontinent étouffée par cette vapeur. Le Pere de Brebeuf m'a fait entendre d'autresfois, qu'il ne manquoit pas de bons mouvemens, mais qu'il les étouffoit de dessein formé, & que son ame étoit en grand danger de son salut; qu'il étoit coupable des pechez d'autruy, de médisances & de calomnies, de desobeïssance contre l'Eglise, & de la des-union des esprits, qui ne devroient tous conspirer qu'à la gloire de Dieu & au salut des ames, & à vivre dans une paix vrayement Chrétienne. D'autresfois j'ay veu les pechez qui irritent la colere de Dieu. Ces demons se vantoient de triompher par tout; il n'y a avoit d'employez en cela que des demons de bas étage, les moindres étans suffisans à cela; dautant qu'on ne leur faisoit point de resistance. Le Pere de Brebeuf me sembloit se palindre particulierement de quelques personnes, auxquelles il avaoit fait ressentir sa protection, & qui cependant negligeoient leuer salut, & s'engageoient malheureusement dans un mauvais party.

Dans un autre lieu de son Journal, elle parle ainsi. Trois ou quatre fois pendant la neuvaine que nousa avons faite pour le bien du Païs, il m'a semblé que le coeur de cét homme s'endurcissoit, & qu'il étoit de plus en plus embarassé, & comme étouffé d'une horrible épaisseur de tenebres. Le Pere de Brebeuf m'a fait entendre souvent que ce pauvre homme éteignoit en soi la lumiere du saint Esprit, ne voulant pas executer les mouvemens de la grace, qu'il s'aveugloit luy méme, que Dieu ne manquoit pas de luy parler au coeur, mais qu'il étouffoit ces divines semences.

Un soir recitant Matines, je le vis devant moy, comme s'il eût été mort; je ne concevois pas pourtant qu'il le fût encore. Il avoit la langue comme tirée hors de la bouche, & étoit affreux à voir; il paroissoit tout effaré; autrou de luy étoit une grande trouppe de démons, qui se réjoüissoient comme si la proye leur eût appartenu. Cela me fit pitié, & m'excita à le recommander plus fortement à Dieu; mais toûjours je sentois qu'il y avoit plus d'opposition entre sa disposition, & ce que Dieu demandoit de luy; & qu'il n'y avoit quasi rien à esperer.

Peu de jours apres, priant pour luy, on me fit voir une grosse pierre grisâtre, & assez mal faite; elle retenoit pourtant encore certaines marsques de belles graveures qui y avoient été autrefois imprimées. Cette pierre étoit dans un champ, & aupres d'elle je voyois un bâtiment assez faste, & non encore achevé, auquel on travailloit. Je pensay que cette grosse pierre pourroit bien servir à cét édifice. Je sentois un grand desir qu'on ne la rebutât pas pour sa laideur. Le Maître Architecte commanda qu'on prist cette pierre, & qu'on la taillast pour la mettre dans place de ce bâtiment: comme on eût frappé dessus avec des marteaux, elle étoit si dure, qu'elle les émoussa du premier coup; & comme on reitera, il sortit une certaine qualité si maligne de cette pierre, qu'elle repoussoit les marteaux, avant méme qu'ils appuyassent sur elle. O Dieu, disois-je en moy-méme, que voila une ingrate pierre, elle est mal-faite au possible, on la veut polir, & faire servir à un si bel edifice, & elle ne veut ny l'un ny l'autre: Je sentois une certaine indignation mélée de compassion pour cette pierre. On me dit que cette pierre signifioit l'état de la personne, pour qui je pirois Dieu. Que les caracteres effacés étoient les Sacremens qu'il avoit autrefois receus; & que la grace n'étant plus dans cette ame, elle étoit toute ternie & sans lustre; qu'au reste s'il eust voulu se laisser manier & tailler au gré de ce Maître Architecte, on luy donneroit place dans ce bâtiment. On m'invitoit à remarquer son endurcissement, qui ne vouloit, & ne pouvoit souffrir aucun secours. Cette veuë me toucha puissamment, & me porta à m'interesser plus fortement pour son salut.

Quelque temps apres priant la sainte Vierge pour le méme homme: elle me parut avoir de l'inclination pour luy, & m'ordonna de redoubler mes prieres, me témoignant qu'elle vouloit étre importunée sur ce sujet. Cela me donna un peu d'esperance, voyant que la Mere de Misericorde vouloit qu'on en pris soin, je jugeay qu'elle ne l'abandonneroit point.

La veille de sa mort, à neuf heures du soir, priant pour luy, j'eus une forte pensée de demander à Dieu qu'il m'envoyast les demons qui étoient pour l'inquieter & tourmenter. Je fus prise au mot; & en méme temps, j'en sentis un grand nombre, comme plus de trois cents: toute la nuit & le jour suivant, il s m'importunerent fort, & à tout moment ils vouloient me quitter; mais Dieu ne leur permettoit pas. Enfin, à dix heures du soir on leur permit, & ils me quitterent d'une grande vitesse, & avec beaucoup de joie; quelques-uns meé de ceux qui j'ay ordinairement, vouloient les suivre: mais je m'y opposay, ayant demandé à Nôtre Seigneur permission de leur faire commandement de rester.

Quelque temps apres je vis Nôtre Seigneur JESUS-CHRIST debout proche du Trône; la sainte Vierge, saint Michel, sainte Anne & saint Augustin y étoit aussi debout, vis-à-vis de Nôtre Seigneur au dessous neanmoins. Là survinrent deux Anges, avec l'ame de ce moribond qu'ils presenterent à Nôtre Seigneur. Cette pauvre ame étoit bien étonnée de se voir si à découvert; mais son étonnement crut étrangement; lorsque le Juge commença de se faire voir d'elle, dans un état pitoyable; car il avoit pour lors la posture d'un criminel; ayant une corde au col, qui sembloit étre attachée à une espece de gibet; ses yeux étoient tout noirs & livides, & atout son scré visage paroissoit défiguré; la robe dont il étoit cocuvert, paroissoit déchirée en plusieurs endroits. En cette posture il commença à faire ce reproche d'un accenet irrité: « Hé bien un tel! me connois-tu maintenant ? Coy comme tu m'as traité en scelera & en criminel: Tu m'as jugé, c'est maintenant à moy de te juger. Où sont tes partisans, & tes faux témoins ? Te deffendront-ils ? Non, non; Et je leur feray sentir en sont temps, ce que c'est que de s'ataquer à un Dieu. » Lors que Nôtre Seigneur parla de la sorte, il s'assit dans le Trône qui étoit là preparé, & prit un visage remply de majesté & de terreur. Ce qui me donna une si grande crainte, qu'il m'est impossible de l'exprimer. Je disois à part-moy: Pauvre homme! que feras-tu ? Que deviendras-tu ? Comment pourras-tu supporter la colere de Dieu irrité ?

Etant dans cette peine, je m'aperçeus que la sainte Vierge fortifoit ce pauvre moribond; car sans cela, il se seroit infailliblement jetté dans le desespoir. Cette Mere de misericorde imposa silence aux demons, & leur ôta beaucoup de force pour agir contre ce pauvre moribond. Ensuite dequoy, elle demanda grace pour luy qu'elle reconnoissoit pour un de ses enfans; & plaida sa cause avec des bontes inconcevables, n'obmettant rien de tout ce qui pouvoir étre le moins du monde à son avantage. Cependant Nôtre Seigneur tenoit ferme, & ne se laissoit point fléchir; representant à sainte Mere, l'énormité des crimes de ce malheureux, & son impenitence; car il paroissoit lors que sa contrition n'avoit pas eu les qualitez necessaires, & qu'il n'avoit pas voulu ouvrir les yeux, pour voir & concevoir son peché tel qu'il étoit. D'autrepart, que n'ayant pas, ou plûtôt ne voulant pas avoir la conviction du malheureux état où il étoit, il eût été tout prest de continer son aveuglement, si sa santé luy eust été prolongée, & ainsi que son regret étoit tres-imparfait: tous ses pechez luy étoient montrez clairement, les desordres qui étoient arrivez par sa faute, les mépris de l'Eglise, & d'un saint Evêque, ses injustices & ses violences en diverses rencontres.

En un mot, onluy reprochoit que son autorité n'avoit servy que pour deshonorer Dieu; & que luy qui avoit promis de contribuer en toutes manieres à l'établissement de cette nouvelle Eglise; il avoit fait cependant tout le contraire.

Tout étoit encore dans l'incertitude, à ce qu'il me sembloit. La sainte Vierge pour lors fit signe aux autres de parler: Saint Michel pria Nôtre Seigneur; mais peu efficacement, ayant été choqué du mépris de Dieu & de l'Eglise: Sainte Anne pria avec plus d'affection, à ce qu'il me parut; mais cependant le Juge ne disoit pas un mot: Saint Augustin se prosternant à ses pieds, demanda pardon & misericorde pour luy; & representa à la divine Majesté diverses oeuvres de misericorde que ce pauvre homme avoit autresfois pratiquées: « Souvenez-vous, Seigneur, de vos promesses, disoit ce Saint à JESUS-CHRIST; faites misericorde à celuy qui l'a faite autrefois.» A méme temps la sainte Vierge fit intervenir des ames de Purgatoire; c'étaient les ames de ceux qui étoient morts les derniers à l'Hôpital; ils demandoient que puisque leurs corps devoient reposer en méme lieu, que leur ame fût unie, & ne fût pas séparée pendant toute l'éternité. Son Ange-Gardien plaida aussi charitablement: Mais ce qui gagna tout, fut la Reine de bonté, laquelle dit : « Souvenez-vous Monseigneur & mon Dieu! que je suis vôtre Mere, & souffrez que la douceur de mon lait que vous avez sucé autrefois, appaise vôtre couroux contre cette pauvre ame.»

Dans mon coeur je trésaillois de joye entendant ainsi parler la sainte Vierge; mais je fus saisie d'une nouvelle crainte, entendant que Nôtre Seigneur demandoit, sur qui il déchargeroit sa colere: je vis en sa main gauche une petite fiolle pleine d'une liqueur bleuâtre & rouge, & dans sa main droite une verge de fer, au bout de laquelle étoit un foudre terrible. Je pensois en moy-méme: Si je m'offre à le recevoir, j'iray tout droit en enfer: Pourtant, s'il luy plaît de ne me pas abandonner, j'espere de m'acquiter de ce rude emply de victime à sa justice. Comme je balançois sur ce que je devois faire, la sainte Vierge me donna du courage, & je m'écriay: « Ce sera sur moy, Monseigneur & mon Dieu, que vous déchargerez, s'il vous plaît, vôtre colere. » Ce qui fut exécuté aussi-tôt; & j'y aurois mille fois succombé, si luy méme ne m'eût soûtenuë.

Cependant la sainte Vierge fit faire un acte de contrition à ce pauvre pecheur, & luy fit donner un arrêt favorable. Il faut condamné à autant d'année de Purgatoire, qu'il avoit demeuré d'heures en Canada. Apres que le moribond eût fait l'acte de contrition, il reconnut la grande misericorde que Dieu luy faisoit, de l'avoir mis dans un lieu où il avoit eu de si fortes aides pour son salut. Les prieres de Monsieur l'Evéque l'ont puissamment aidé. Il me semble aussi que son arrêt porte qu'il ne doit participer à aucune prieres ou suffrage, que son corps ne soit avec les pauvres, où il a désiré d'étre enterré.

Tout cecy s'est passé en l'espace de deux Miserere ou environ, selon que je l'ay pû concevoir. Lorsque cela a commencé, il me semble que j'étois assez à moy; mais à la fin je me susi trouvée comme une personne qui vient de l'autre monde. Plût à Dieu que je pusse étre persuadée le reste de ma vie, comme je l'ay conçu alors, de ce que c'est que Dieu & de ce que c'est que le peché, Il me seroit impossible de jamais rien faire contre ce Dieu de toute bonté & sainteté.

Depuis son deceds, il m'a semblé que souvent il me disoit qu'il étoit horriblement tourmenté.

Dix jours apres sa mort, faisant mon Oraison dedans l'Hôpital, je sentis la presence de la sainte Vierge, laquelle me fit voir en esprit les tourmens de cét homme. Je les conçus si épouventables & si grands, que tout ce que je pourrois dire, n'est rien en comparaison de ce qui en est.. Mais sur-tout cette pauvre ame me paroissoit dans un abandon de tout secours: ce qui la rendoit, ce me semble, miserable au possible. elle n'avoit pas connoissance que Nôtre-Dame eût aucune bonne volonté pour elle; & elle participe méme tres-epu aux prieres que l'on fait pour elle: méme ce peu de participation ne luy est pas sensible, & elle n'en a aucune connoissance. Cela me fit une si grande peur, que je ne sçavois à quoi me resoudre; car il me sembla que la sainte Vierge vouloit que je m'offisse à Dieu pour aider cette pauvre ame à luy satisfaire. La compassion me portoit à la soulager, mais la crainte d'un tourment si terrible m'arrétoit; & je me persuadois que c'étoit une chose entierement audessus de mes forces, & méme qu'il ne métoit pas loisible de m'y offrir, sans avoir demandé congé: mais Nôtre-Dame ne voulut pas recevoir mes excuses, & me fit entendre qu'il n'y avoit non plus de risque à le faire pour lors, qu'en d'autres rencontres où je n'avois attendu ny congé ny conseil. Elle me pressa si fort sur ce sujet, que je ne m'en pûs deffendre, & je m'abandonnay à elle; afin qu'elle m'offrît à Dieu pour tout ce qui seroit selon son desir, pour le soulagement de cette ame. Aussi-tôt je me sensi comme abandonnée à un tres-grand nombre de démons, qui depuis ce temps-là me font souffrir diversement; mais avec bien de la violence & dans l'esprit & dans le corps. J'ay une grande crainte de déplaire à Dieu, & ce m'est un grand déplaisir que le peché soit si imprimé dans mon coeur. C'est l'impression que je ressens: je voudrois bien qu'il n'y eût plus de peché, & toutefois il me semble que je m'y vois engagée à tout moment.

Lorsque j'eus cette veuë des peines de cette ame, je conçus fort clairement que Dieu le traittoit avec des misericordes infinies; & entierement audessus de ce que meritent ses pechez.

Deux ou trois fois du depuis, j'ay veu cette méme ame plongée dans cét abîme de tourmens. J'ay un grand desir que la sainte Vierge fasse en sa faveur un coup digne de sa puissance & de sa bonté.