Bienheureuse Marie-Catherine de Saint-Augustin
Née Catherine Simon de Longpré

CATHERINE DE SAINT-AUGUSTIN

III-11. Elle écrit à son Directeur

CHAPITRE XI
Elle continuë d'exposer l'état de son ame du 6. Août 1664. C'est à son méme Directeur qu'elle écrit.

Je vous diray, mon tres-cher Pere, que Nôtre Seigneur n'a pas moins de bonne volonté pour moy, que les années précédentes; & que ses conduites continuent, & me semblent d'autant plus aimables, qu'elles sont plus rigoureuses; non pas que je les aime d'un amour sensible, mais dans l'estime que Nôtre Seigneur m'en donne, sans qu'il me soit libre de les envisager volontairement d'une autre maniere. Cela ne m'empéche pas neanmoins de me plaindre souvent, de murmurer, & d'avoir un esprit de revolte à la volonté de Dieu; & c'est méme d'une façon qui à la verité me paroît toute volontaire & criminelle; mais qui toutefois dans le sentiment present que j'en ay, n'a de crime que celuy de la violence qui est causée de la part des hôtes qui resident en moy. Je vous avouë qu'en ces rencontres il m'en coûte bon, & que cela ne se fait pas sans en souffrir terriblement: Masis, mon tres-cher Pere, quelque peine & quelque agonie que j'y trouve, & que j'y puisse ressentir, & pour autant de temps que Dieu le voudra, je m'y soûmets, & y donne tout l'agréement dont je suis capable, & volontiers je subiray que vous m'abandonniez & immoliez à la divine Justice. Oüi, je vous proteste en la presence de Nôtre Seigneur, & de son fidele serviteur le Pere de Brebeuf, que je suis & seray contente de cét abandon, en quelque maniere que vous le fassiez. J'y suis resoluë tout de bon; & j'espere que Nôtre Seigneur me fera la grace de ne me jamais separer de cette resolution, non plus que de celle d'avoir toûjours une entiere & sincere ouverture de coeur, à qui je le dois. C'est ce que vous m'avez tant conseillé & commandé; & ce en quoy, par la grace de Dieu, mon coeur ne me reprend point. Il me semble que je ne puis mieux me dépeindre & me faire connoître que je le fais.

Pour ce qui est des jeûnes & abstinences extraordinaires, dont vous me demandez éclaircissement; voicy dans la sincérité ce qui en est. On me le fait faire malgré moy: De sorte qu'il ne m'est pas possible de manger ny boire. Aussi arrive-t'il souvent que je le voudrois bien, & que par une providence particuliere j'en suis empéchée. Souvent aussi il arrive qu'étant au Refectoire, & ayant une faim tres-grande, & qu'ayant devant moy de quoy manger, je ne puis avancer la main pour rien prendre; où bien je sens mon bras comme une masse que je npeux lever. Parfois ayant déja pris quelque chose pour porter à ma bouche, je sens que l'on me le fait quitter: Le boire m'est aussi quelquefois interdit.

Mais mon cher Pere, cela n'est pas ma plus grande peine: ce sont des Communions frequentes, & presque de tous les jours que l'on me fait faire; & cela depuis le mois de Mars. Cela se fait souvent, sans que j'y fasse reflexion; & il n'y a que lorsque l'on me Communie actuellement, que je le sens bien, & que je n'en puis douter. D'autrefois l'on me dispose à ces Communions, & on me les fait offrir pour des personnes & des besoins particuliers; & quenad je veux y apporter de la resistance, on ne laisse pas de passer outre; car dans le moment qu'il me semble que je reçois Nôtre Seigneur, mon esprit est calme, & je ne puis douter de la presence de cét aimable Sauveur. Ma tranquilité dure un temps assez notable; & il me semble que les especes Sacramentelles durent pendant ce temps-là. Apres je rentre dans mes craintes, dans mes peines, & dans la perte de ce calme & de cette paix. C'est à divers tesmps que je reçois ces graces; quelquefois immediatement apres l'élevation de l'Hostie à la Messe; d'autrefois à la fin; & plus ordinairement apres la Communion du Prétre, c'est ordinairement le Pere de Brebeuf qui me donne la Communion. Il m'est arrivé quelquefois qu'il m'a semblé que c'étoit Nôtre Seigneur, la sainte Vierge, mon Ange-Gardien, & quelques Saints particuliers: Je l'ay dit au Pere Châtelain, car ces Communions me donnent bien de la peine. On m'a dit que je sois en repos sur ce sujet: Je veux obeïr, pourveu qu'en cela Dieu soit content, & que je fasse sa volonté, cela me doit suffire.

I'ay été trois ou quatre mois entierement exempte de la tentation d'impureté; je croys que le Pere vous en informera; & comme depuis elle est revenuë, & le sujet pourquoy. Mais toutes les autres tentations de haine & de blasphéme contre Dieu, de desespoir, d'infidelité, d'atheisme, de gourmandise, de haine du prochain, de vengeance, de desobeïssance: Tout vient fondre sur moy; comme des vents contraires qui battent un navire de tous côtez au plus fort de l'orage, où on le voit à tous momens sur le point d'abîmer. Toutefois dans des états si horribles, on veut que mon esprit soit content, qu'il soit en pai, que j'aime cette disposition, que je croye qu'elle est tres-bonne, que Dieu a beaucoup d'amour pour moy que j'an ay reciproquement pour luy, & qu'a toute éternité je l'aimeray & le possederay. On me fait méme pruidre parmy mes desespoirs & mes impietez, des actes de conjoüissance & de remerciement de ce que Dieu me fait tant souffrir; & on me donne un desir si violent d'étre unie à Dieu, que ce m'est un tourment que je ne puis expliquer. Or il me semble que c'est le bon Pere de Brebeuf qui me fait faire ces actes, & me procure ces desirs. Il apour moy des soins de Pere, & des tendresses d'une bonne Mere; & de toutes ces bontez je les paye bien mal; car je n'ay pour luy que des ingratitudes; & lors qu'il me fait plus de bien, c'est lors que je hais davantage.

Ce qui me donne encore plus de peine dans ces Communions extraordinaires dont je vous ay parlé c'est qu'assez souvent j'ay de certaines imaginations, qui ne sont point supportables dans une personne foible en vertu, & dans les états où je me vois. Ie me persuade que je suis souvent dans le compagnie de Nôtre Seigneur, de la tres-sainte Vierge, de quelques Saints: Ie m'imagine qu'ils veulent que je m'applique à contribuer à diverses oeuvres de pieté. Il me semble qu'ils me font connoître diverses necessitez de personnes particulieres, & d'autres choses qui seroient plus sortables à quelque ame innocente, qu'à une miserable comme moy qui suis plongée dans le peché. Il me semble que c'est une folie à moy de m'aréter à vous rendre compte de ces choses; & que c'est amuser mon esprit à refléchir sur des pensées en l'air, qui ont passé dans mon imagination: Toutefois on veut que je vous rende ce compte de ma conscience fort exactement. I'y ay bien de la peine, je suis trop superbe; priez Dieu, mon cher Pere, qu'il me donne l'humilité. Il me semble pourtant que de toutes les choes extraordinaires qui m'arrivent, je ne ressens nulle vanité: Tant s'en faut, cela me confond & m'humilie puissamment; car je suis bien convaincuë de ce dont je suis capable. Ce n'est aps que je n'aye un fond de superbe épouventable; car avec toutes mes miseres, mes défauts, & mes ingratitudes, je ne laisse pas d'avoir bonne opinion de moy-méme; & je me persuade quasi que Dieu seroit comme obligé de me faire du bien. J'ay inclination au support & à la charité, & j'aime la paix; & cependant je ne puis souffrir, qu'on me contredise, sans en murmurer dans mon coeur. Pour l'exterieur, je sçay le déguiser, & lorsque j'ay sentiment d'aversion & de dépit, je ne veux pas qu'il paroisse, au moins je le cache le plus qu'il m'est possible. Ainsi la charité ny l'humilité ne sont pas bien établies dans mon coeur.

Il m'arrive assez ordinairement que je npuis puis dire ny Pater ny Ave: Je ne sçay pas ce que Dieu fera de moy; mais quoy qu'il arrive, je veux étre toute à luy, malgré l'enfer & malgré tous les démons. La sainte Vierge m'a donné cette confiance, & me l'imprime dans le fond de mon coeur, & j'espere que je ne seray point confonduë dans mon esperance. Je suis dans de contineuls dangers. Je ressemble à un pauvre navire qui est battu des tempêtes & des flots de tous côtez. Il semble qu'à chaque moment il aille s'enfoncer au milieu de l'abîme, lorsque le Pilote le retient seulement par un petit filet, il le lasise quelquefois s'engager bien avant; mais neanmoins jusques à present il l'a toûjours preservé du naufrage.

Le 12. Novembre de la méme année 1664. elle déclare au méme Pere par une seconde Lettre, comme elle est dépoüillée de tout ce qui luy restoit de sensible pour la devotion.

Mon Reverend & tres-cher Pere, la paix de Jesus-Christ

Qvand sera-ce, mon cher-Pere! que je possederay cette paix? En verité mon pelerinage est bien prologné, & la vie me semble bien remplie d'amertume. Je veux cependant dire le fiat, malgré ce mauvais coeur, qui n'a que des revoltes pour son Dieu; dites-le pour moy, mon tres-cher Pere; j'y consens pleinement. Je vous écris la presente, étant en retraite. Il y avaoit longtemps que je differois à prendre ce temps; je craignois que Dieu ne m'engageât à quelque chose où j'aurois trop de peine. Qu'il en soit beny: Voicy comme la chose s'est passée.

Le 10. au soir, étant devant le saint Sacrement, je priay le Pere de Brebeuf, duquel je ressentois la presnce, de me revétir de l'esprit de Nôtre Seigneur, pour faire ce qui luy seroit de plus agreable, & prendre de vrayes resolutions pendant cette recollection, pour étre par apres toute à luy en la façon qu'il aggréeroit le plus. Le Pere me promit de le faire, & ensuite me fit trois fois cette demande: « Ma fille, es-tu prétre & disposée à tout ce que Dieu ordonnera de toy? » Je luy dis que oüi, & j'ajoutay la troisiéme fois, qu'il le sçavoit mieux que moy. Je le priay que cette volonté fût sincere & efficace. La presnce du Pere dura bien un bon quart d'heure; pendant lequel temps il me consoloit & encourageoit avec des tendresses inimaginables. Ensuite de sa presence, je restay beaucoup fortifiée & animée à vouloir de bon coeur la volonté de Dieu.

Hier, commençant mon Oraison, je ressentis derechef la presence du Pere de Brebeuf, lequel fortifioit mon esprit d'une façon toute extraordinaire. Cela me donna la penseée qu'il me vouloit quitter, & que pour sujet il me trattoit avec ces caresses, pour me rendre son départ moins rude; ainsi que l'on fait à un enfatn encore petit: Je luy demanday s'il ne me me vouloit quitter: Il fut un peu de temps sans répondre; & je sentois pendant ce silence, qu'il me regardoit avec amour. Mais apres rompant san silence, il me dit que les démons avoient obtenu de Dieu que je ne ressentisse plus aucuns secours extraordinaire; & que méme les ordinaires me seroient fort amers & à charge; mais que je ne manquasse pas de m'en servir avec fidelité; que j'eusse courage, & que j'attendisse avec confiance, avec patience & humilité, le temps qu'il plairoit à Dieu de mettre fin à ce combat. Tout cecy se passa interieurement: mon coeur étois comme penetré de douleur: je me donnay neanmoins avec une forte resolution, & m'abandonnay à Dieu, & à l'ordre de sa divine Justice; proferant de bouche avec une grande confiance, ces paroles du saint Homme Job, « Etiamsi me occiderit, sperabo in eum »; avec quelques actes semblables, que je reïteray plusieurs fois. Aussi-tôt je me sentis dépoüillée de tout secours extraordinaire: Dieu, & totu ce qui a raport à luy, me parut come un objet d'horreur. Il me sembla qu'il n'y avoit plus pour moy que des rigueurs en Nôtre Seigneur JESUS-CHRIST, & en sa sainte Mere pareillement. Il me semble que je n'ay plus d'Anges-Gardiens: Tout me paroît retiré quant au sentiment; car je ne laisse pas de croire & d'esperer, malgré ces sentimens, que Dieu continuë ses bontez sur moy.

Au moment que je sentis cette soustraction de secours sensible, je ressentis entrer en la place une troupe de démons, lesquels faisans grand bruit, me promirent de me tenir desormais bonne compagnie. L'operation des uns est le blasphéme, l'impieté, l'impatience, & un esprit de superbe insupportable. Deux sont comme les Anges-Gardiens de mon coeur, & sont opposez à l'esperance & à la charité; c'est à quoy ils travaillent incessamment, m'inspirant une contineulle haine contre Dieu, & contre ce qui a rapport à luy; & une continuelle pente au desespoir. Ces deux démons disent qu'ils sont à la place de mes Anges-Gardiens; car vous sçavez qu'il m'en avoit été donné un second depuis quelques années. Le destructeur de la gloire de Dieu (c'est le nom d'un de ces démons) me tient la place du Pere de Brebeuf; mais il opere bien differemment. C'est luy qui commande aux autres; j'en ressens en outre plusieurs qui n'ont autre but que l'impureté. Ils font beaucoup d'efforts pour tirer de moy seulement quelque marque exterieure, qui jusqu'à present leur a été dénieée; & ce qui leur sera toûjours refusé à l'avenir, avec l'aide de Nôtre Seigneur. Ce n'est pas qu'il me semble que tout l'interieur le veut; & que c'est du bon & du meilleur du coeur: & que la raison pourquoy je n'accorde pas ce que je pourrois facilement, est par un motif de superbe; parce qu'il me semble que je veux avoir cette satisfaction en moy-méme, de n'avoir pas donné le moindre signe exterieur, ny accordé la moindre chose en cette matiere. Voilà, mon cher Pere, le motif épuré que je ressens: qui toutefois ne m'empéche pas d'avoir bien de la peine; parce que les attaques sont fortes & continuelles; la pente que j'y sens fort grande, & souvent ce que l'on exige de moy, est trop peu de chose. En sorte qu'il me faut merveilleusement veiller sur moy, pour n'y pas acquiescer. J'en ay aussi quelques-uns qui m'impriment un ennuy & un chagrin presque insupportable. Je sens des impatiences qui me rendent la vie plus rude que mille marts; & pour comble de mes malheurs si toutefois je les dois nommer tels, c'est que je vois l'enfer ouvert pour moy. Je le crains d'un côté; & de l'autre mes hôtes me le font soûhaitter, & veulent que le Ciel me soit à jamais interdit. Mon corps n'est pas non plus exemplt de peine, il en a bien au dela qu'il n'en pourroit supporter, si on ne luy fournissoit de nouvelles forces. Ma peine apres tout, ce'st que trop souvent j'ay recours à Dieu, & malgré moy il faut le faire. Voyez mon tres-cher Pere, jusqu'où va ma malice. M'avez-vous jamais connuë à fond? Il m'est souvent venu en pensée que non; & qu'asseurément je ne m'étois pas bien exprimée. J'ay pourtant, ce me semble, toûjours procedé avec sincerité; au moins je l'ay voulu, & c'est mon desir d'y continuer jusqu'à la mort. Je prie Nôtre Seigneur de vous faire connoître par avance le besoin que j'ay que vous redoubliez vos prieres pour moy: S'il faut marcher dans ces voyes dangereuses jusques à la mort, je m'y soûmets, & je l'agrée, esperant tout de la bonté de Dieu. Ô mon cher Pere! que sa volonté est aimable, qu'elle est adorable, mais qu'elle est rude, quand il luy plaît! Il importe: Priez-le, je vous prie. que j'y sois inseparablement attachée. Je ne m'oublie aucun jour de vous,

L'année suivante 1665. par une Lettre du 10. May, elle luy declare comment en méme-temps elel est tentée en toutes façons. Voicy comme elle en écrit.

Le Reverand Pere Châtelain m'ayant asseuré qu'il prend luy méme soin de vous faire connoître mes extravagances, il suffit mon Reverand Pere, de vous dire que Dieu me continuë ses bontez en la façon ordinaire, & que si j'avois un peu de fidelité, tout iroit bien : Mais mon tres-cher Pere, cela me manque tout-à-fait : J'ay, ce me semble, envie de commencer tout de bon: mais apres tout je n'ose vous le promettre; car je crains que cette envie ne soit aussi défectueuse que par le passé ; à moins que vous saintes prieres ne m'obtiennent cette grace; aidez-y moy, je vous en supplie, pour l'amour de Nôtre Seigneur.

Depuis le 10. Novembre jusqu'au 7. Mars, j'ay resté dans une méme disposition; sinon que quelque fois il y avoit augmentation. Depuis le 7. Mars je n'ay point été tourmentée de la tentation d'impureté, & je suis pour ce point aussi en paix, que le puisse étre une personne qui jamais n'en a ressenty les moindres atteintes. J'attribue la délivrance de cette tentation, aux merites & à l'intercession du bienheureux Serviteur de Dieu le Pere de Brebeuf. Je vous avouë mon tres-cher Pere! que ce n'est pas un petit soulagement. Vous sçavez qu'il y a longtemps que je gemissois sous le poids de cette si importune tentation: & depuis un an, elle étoit tellement accruë, que cela n'étoit pas concevable. il me faudroit vous pouvoir parler, pour vous dire qn quelle sorte j'en ay été tourmentée: dieu a eu compassion de ma foiblesse. Je suis toutefois dans la disposition de retourner en pareil état, si sa sainte volonté l'ordonne. I'espere que ses bontez ne seront pas moindres qu'au passé.

Mes autres tentations continuent. I crains de m'accoûtumer au mal; car je ne sçay comme je suis. Ie vis aussi en paix, nonobstant mes troubles presque continuels, que si j'étois une bonne Religieuse. Cela me donne quelquefois crainte que cette paix ne provienne d'endurcissement & d'insensibilité. I'en ay averty plusierus fois le Reverend Pere Châtelain. Il dit que je dois me renseigner aux volontez de Dieu : j'en suis contente, puisqu'il le veut. Iamais vous n'avez veu des dispositions si opposées, que celels qui se passent en moy. Maintenant que je vous écris, je sens une haine contre le peché qui n'est pas exprimable; je voudrois que ce monstre fût aboly & aneanty; je le conçois si opposé à Dieu, & à ses divines perfections, qu'il me semble que je choisirois mille enfers, plûtôt que de m'engager volontrairement au moindre peché veniel: je gemis dans mon coeur, pour l'aveuglement de tant d'Ames, qui avallent le peché & l'iniquité comme l'eau : Cependant mon peuvre Pere! croyez-moy, nonobstant ces sentimens, ces desirs & toutes ces belles volontez; je vous proteste que je sens une pente épouventable à offencer Dieu. Tout à méme temps je dis que je ne veux point le peché, & dans ce méme moment il me semble que je m'y engage avec plaisir. Non, mon tres-cher Pere ! je ne peux assez témoigner le tourment que cette opposition me fait souffrir. Ie ne puis m'empécher de dire par fois à Dieu: Helas mon Dieu ! pourquoy vous faites vous connoître à moy de la sorte ? pourquoy voulez vous que mon coeur n'aspire qu'à vous plaire ? qu'il n'ait du repos qu'en vous, & pour vous ? puisqu'en méme temps vous le laissez comme engloutir dans l'abîme du peché : Et lors, mon cher Pere ! que je dis à Dieu quelque petit mot de la sorte; tout se revolte en moy, & me semble que je suis au milieu d'une mer orageuse, & que les flots & la tempête me battent de toutes parts, sans que je sente aucune personne qui veüille me secourir. La sainte Vierge, les Saints, & toutes les personnes qui doivent m'étre les plus cheres en Dieu, me sont comme autant de sujets de supplice, n'ayans, ce me semble, que de la rigueur pour moy. Ce n'est pas que malgré toutes ces pensées & ces sentimens de revolte, je laisse de croire le contraire; & je ne me souviens pas d'avoir quitté à rendre mes petits devoirs envers la sainte Vierge : Ie le fais méme plus fréquemment, quoy qu'il me semble que ce soit par dépit. L'unique chose où Dieu m'avoit laissé de la facilité à la pratique, m'est depuis trois mois devenuë tout-à-fait penible : C'est au regard de la charité envers le prochain. C'est m'arracher le coeur, que de le servir & le supporter dans ses faiblesses: autant que j'avois d'inclination à excuser & à pacifier, autant ressente-je de desir d'aigrir & mettre la division. I'espere pourtant que Nôtre Seigneur ne m'abandonnera pas jusques à ce point, que de permettre que je sois cause d'aucune division. Ie me veille en ce point beaucoup; & souvent je me trouve dans des occasions, où il me seroit assez facile de laisser aller quelque mot; mais par la grace de Dieu, je tâche de luy étre fidelle.

Il n'y a tentation que je ne souffre; méme aujourd'huy matin allant à la sainte Messe òu je devois communier, ie sentois un coeur tout revolté contre Dieu; ce qui m'a continué durant toute la Messe, sinon qu'étant préte d'aller communier, on m'a interrompuë & comme forcée de dire & méme de chanter tout bas un couplet d'un Cantique que voicy.

Cher JESVS, bonté peu connuë
Objet d'éternels amour :
Enfin voicy l'heure venuë,
Que je suis vôtre pour toûjours,

Et me sembloit pour asseuré que cela s'alloit verifier en moy: Ce qui me causoit un grand tourment; car étant comme toute remplie des impressions de cse maudits démons d'enfer, il me sembloit que je ne voulois ny posseder Dieu, ny étre possedée de luy. Cependant ayant reçu Nôtre Seigneur, j'ay ressenty malgré tous mes desirs contraires, l'effet de ce que l'on m'avoit fait dire.

Notez qu'un jour étant dans une tetantion de desespoir étrange; j'allay y étant contrainte, devant le tres-saint Sacrement; où au lieu de l'adorer, je pris resolution de mettre fin à mes peines, me servant du motif de faire un sacrifice de moy-méme à Dieu: Sortant du Choeur, je trouvay tout à propos un coûteau, grand & bien aiguisé : Cela me donna de la joye, de voir que je le rencontrois si favorablement. Or comme je l'allois prendre, le Pere de Brebeuf me donna la pensée d'aller devant une Image de Nôtre-Dame, & luy demander la permission. J'y allay, ne pouvant pas resister à la volonté du Pere; & y étant, mon esprit se trouva en un moment tout changé. Je ne songeay plus à autre chose, qu'à m'abandonner à tout ce que Dieu voudroit, & à remercier Nôtre-Dame de sa protection, & de ce qu'apres tout, elle permettroit ces extravagances en moy, lesquelles apres le reoutr, me servoient à m'humilier. Il me semble que c'est l'effet que cela cause en moy; ce qui fait que je ne sçaurois avoir de peine des impertinences, que je dis souvent aux personnes ausquelles je ne dois rien cacher.

Il est bon de remarquer icy, qu'un des effets de l'obessession, est que la personne obsédée reçoit des impressions de la part des démons, soit au corps, soit en l'ame, qui ne luy sont aucunement libres, & dans lesquelles il ne peut y avoir de péché; quoy que les mémes choses faites avec liberté seroient de grands péchez. L'unique difficulté qui reste, c'est de sçavoir distinguer le temps & les moments de l'obsession, & les operations des démons, d'avec les operations libres de la personne obsedée. C'est aux Directeurs à y avoir l'oeil soigneusement.